Témoignage
Le Tour de France à Coulommiers par François Thion en 1997
Publié le
Article paru dans Le Figaro, 9 juillet 1934
Voir et s’émerveiller de voir, savoir soumettre sans niaiserie sa sensibilité aux créations quotidiennes de la vie humaine, c’est profiter avec adresse de la puissance des cinq sens. Le Tour de France, sur le papier, doit être considéré comme une manifestation sportive minutieusement réglée.
En réalité, le Tour de France, c’est l’aventure qui fuit sur la route, suspendue comme une carotte au guidon des coureurs et qui les précède jusqu’aux acclamations de l’arrivée. La plus belle aventure humaine est toujours la conquête d’un certain nombre de billets de mille francs.
J’ai souvent rêvé que je descendais dans les abysses de la mer pour remonter un portefeuille bien garni, hommage posthume de l’aventure marine. Les premiers champions de quinze cents mètres furent tentés par les pommes d’or du jardin des Nespérales. L’homme est instinctivement un professionnel. Quand on est entré une fois, même par hasard, dans l’atmosphère du Tour de France, il est difficile d’oublier et de ne pas tirer des plans pour mieux retenir sa place dans le tour qui suivra. Coureurs, photographes, journalistes sont les maillons animés d’une longue chaîne qui vit en dehors du temps, en dehors des soucis, en dehors de la foule qui l’acclame.
On passe, comme une force de la nature, en marge des villes et des villages.
On vit d’une vie extraordinairement inhumaine, en ce sens que tous les vieux mots quotidiens tendent à s’immobiliser devant ces jambes extraordinaires qui agissent comme des bielles.
Il y a les hommes du Tour de France et leur suite pavoisée. Et puis, il y a le reste, qui regarde et s’enthousiasme et qui, vu de la route, apparaît comme un bloc figé par des lois incompréhensibles. Pour ma part, je me mêle assez facilement aux forces qui me paraissent inexorables : le Tour de France en est une, parce qu’elle est impitoyable comme, en définitive, tous les spectacles sportifs.
Il vaut mieux lutter pour gagner sa vie, un utilisant l’appareil décoratif des jeux physiques. La chute d’un champion est plus émouvante que la chute maladroite d’un savant. On retrouve, sous le soleil, dont la bienfaisance est tragique, les vieux émois de ce qui en nous ne doit rien au culte des humanités. On n’est pas barbare, mais c’est familial, en ce sens que nous avons tous une manière de coureur dans nos familles. Les uns disent qu’il portait un flambeau ; les autres pensent plus simplement qu’il voulait contraindre la fortune à lui sourire.
En suivant la ronde volontaire des coureurs multicolores, il semble bien que l’on suit la roue caoutchoutée de la Fortune.
Tous les hommes qui sont sur la route et qui peinent loyalement jusqu’à l’extrême limite de leurs forces sont des chercheurs d’or dont l’énergie est contagieuse.
Le plus beau poème fut lu par le pauvre qui trouva une fortune dans une poubelle. Au-delà du Galibier, le Tour de France commencera à choisir les siens.
Article paru dans Le Tour de France, album édité par l’Auto, 1936
Un coup de pistolet dans une jeune matinée d’été ouvre les digues qui maintiennent le fleuve le plus étrange que l’on puisse concevoir. C’est une force qui se libère, entre les arbres d’une belle avenue, une force pittoresque où les gais maillots aux couleurs de l’Europe précèdent les accessoires du lyrisme publicitaire.
Ce spectacle sportif dépasse le cadre réservé aux jeunes de l’athlétisme. C’est une des forme les plus récentes de l’esprit de la foule rien n’est plus étroitement adapté au goût populaire de l’époque. C’est une fête citadine et rurale, une fête nationale dont les détails sont impromptus et dont l’élan est vraiment cordial.
Pendant un mois, tout autour de la France, rangée au bord des routes pavoisées par la bonne humeur de chacun, des hommes à jambes longues et harmonieuses, montés sur des machines dont la fragilité est surprenante, vont porter de ville en ville un spectacle émouvant et sain ; un spectacle d’une qualité si exactement conforme au désir des masses ingénument sportives, qu’il offre l’apparence d’une manifestation sociale d’une puissance à peu près irrésistible.
Toute la rue, toute la route prend part à cet événement coloré et bruyant, mais bien contenu dans ses digues. C’est un spectacle de rues et de routes qui vide les cités et les villages de tous leurs habitants, rangés sur l’herbe ou les trottoirs, afin d’acclamer la ronde des coureurs brunis par le soleil et roulant dans un bruit doux, soyeux et bouleversant, sur les pavés du nord ou dans la poussière blanche du sud.
On ne se lasse pas des images créées par l’effort de ce groupe des hommes énergiques et sympathiques. Je connais des écrivains, des poètes comme André Salmon qui suivent ce Tour de France pour la dixième fois.
C’est que la jeune camaraderie qui rayonne de cet événement ne peut être comparée à aucune autre dans le domaine des spectacles sportifs qui s’incorporent naturellement dans l’amitié d’une foule. Quand on suit, pour la première fois, le Tour de France, il est impossible de se soustraire à cette sorte de Kermesse qui se renouvelle chaque jour dans un nouveau décor soumis aux mêmes ovations.
Au sens exact du mot, le Tour de France est une fête populaire très représentative de cette mystique sportive qui existe chez nous et qui n’attend plus qu’une organisation rationnelle pour donner la mesure des espoirs qu’elle fonde sur l’avenir.
Aucune fête créée par le choix, souvent peu sensible, des comités, ne suscite un pareil enthousiasme dans le grand public. Cette joie, ce plaisir, sont puissants et élémentaires. Il se mêle aux images imprévues de l’avenir : celle de l’éducation sentimentale, encore incompréhensible, qui naîtra de la TSF, du cinématographe, de l’immense besoin qu’éprouve en ce moment l’humanité de se servir des objets qui donneront aux hommes futurs leur confort et leur intelligence collective.
L’année dernière, j’assistais à la rude ascension du Galibier et à sa descente vertigineuse. Un coureur isolé filait devant moi sur la route en lacet, terriblement déclive. Il entraînait dans un silence surprenant une extraordinaire cohorte d’anticipations. Les voix barbares de la publicité proclamaient sur les cimes à peu près inchangées dans l’histoire du monde, la naissance d’une force nouvelle de l’humanité prête à briser les barrières des « anciens parapets » du poète Arthur Rimbaud.
Il est difficile de rester insensible devant les foules qui s’enthousiasment. Les plus sensibles peuvent découvrir des signes et les commenter. Tout ce qui appartient à la vie sociale n’est pas sans mystère. Le mystère du Tour de France n’est pas un titre pour roman policier ; mais il peut se révéler à qui subit le pouvoir de cohésion et de lyrisme des foules sportives ;
Une centaine de bicyclettes légères et élégantes savent animer la population française au point qu’elle en devient presque méconnaissable. Une grande acclamation court comme une flamme sur le chemin de ronde de notre pays.
Quel spectacle pourrait provoquer un tel élan, en dehors de celui-ci ? Je n’en connais pas. Il s’associe au pouvoir, un peu plus despotique, des fanfares militaires. On peut dire que le Tour de France, tel qu’il est, n’est pas seulement né de l’idée et de l’enthousiasme sportif d’un seul homme.
Cet événement était dans l’air, comme on dit. Il s’est épanoui tout naturellement parce que ceux-là même qui l’ont consacré, ont senti que, pour une fois, leurs désirs se prolongeaient tout naturellement, mêlés à d’autres, tel que le grand appel de notre peuple vers l’éducation obligatoire et gratuite.