Pierre Mac Orlan
La géographie du cafard
Même si Pierre Mac Orlan est lucide sur la révolte qui gronde dans ces territoires, il oppose la culture locale au rôle bénéfique de la mission républicaine dont les légionnaires sont chargés.
« La Tunisie tient dans mes bagages, à la fois lourds et minces : quelques photographies amicales, deux boîtes d’allumettes décorées d’un poisson vert et une rose des sables précieuse, qui toujours, me rappellera la haute et élégante silhouette du caïd gouverneur Aziz Djelloull, un grand chef authentique et courtois. »
« L’horizon devant nous peut nous apporter le pire à défaut du meilleur. La pilule qu’il faut avaler est souvent amère. On ne peut guère en dissimuler le goût qu’entreprenant confiance dans la mystique occidentale du patriotisme, ce patriotisme qui seul peut opposer les Européens à ce patrimoine musulman qui est représenté par un mot chargé de dynamisme : la Foi. »
Tunisie 1937, 11 août – Journal Marianne
« (… )Ainsi, à l’endroit même où le roc hostile barrait la route, où la nature arrêtait l’homme, la légion avait passé. La vie en 1936 ne pouvait se montrer plus dure que le roc, entre Midelt et Erfourd, comme c’était en 1928 sur la route du Ziz, au flanc de la montagne. »
Appel aux amis de la Légion - Le journal du 13 avril 1936
« Comme j’ai toute ma vie aimé cette poésie pratique et facilement utilisable que les aventuriers sèment sur leur route avec une prodigalité inconsciente, (…) »
Légionnaires. 1930
« Nous ne sommes pas en présence d’un peuple enfant, mais bien devant un peuple qui a subi les plus hautes cultures de la société méditerranéenne antique. Les gens de la Tunisie ont accès aux universités françaises. Ils ne peuvent pas, il leur est impossible de penser de toute leur logique qu’à des titres égaux le salaire ne doit être égal. »
Tunisie 1937 11 août : Marianne
Ce que Mac Orlan décrit, c’est le héros de l’époque chanté par tous dans l’entre-deux-guerres : le légionnaire.
Ce corps d’élite auquel son frère Jean décédé en 1929 appartient, regroupe plusieurs centres d’intérêt pour l’écrivain : le folklore militaire, les coutumes et les uniformes des régiments, le sacrifice sans paiement en retour, l’ambiguïté du héros qui a quelque chose à cacher.
« Le fellah fait son service militaire : il se mêle, pour cette raison à la vie française. Le tirailleur, l’artilleur et le spahi ne gardent pas un si mauvais souvenir de leur existence de soldats de la République. Pour une fois, les deux races vivent en commun, l’une et l’autre revêtue d’un uniforme identique. »
18 août 1937
« Pour ma part, je suis entré en contact utile et humain avec la légion quand mon frère qui était sergent au 33e de ligne à Arras rendit ses galons pour s’engager au 1er étranger. Il mourut tout de suite après la guerre de 1914 d’une grave blessure reçue à la tête, d’où trépanation, devant le fortin de Givenchy. C’est par sa présence dans le régiment à épaulettes à franges et à tournant et écusson vert que je connus la légion ».
Le génie colonisateur de la France Cahiers de Radio-Paris n°7, 15 octobre 1930
En 1930, la France en Afrique c’est l’Afrique Occidentale Française. Un vaste territoire rose sur les cartes. A partir de Barcelone on embarque vers l’autre côté.
La Tunisie
La France est présente en Tunisie depuis 1830. Elle doit faire face au mouvement nationaliste. Après la Première Guerre mondiale, le mouvement indépendantiste va s’accentuer ainsi que la lutte contre Habib Bourguiba. C’est cette période que Mac Orlan va connaître et s’en faire le reporter.
Le Maroc et le Maroc espagnol
Entre 1921 et 1926, la France qui « protège » le sultan du Maroc envoie des troupes (le général Lyautey puis le général Pétain) et s’allie aux troupes espagnoles réunies en légion (commandée par Francesco Franco) pour mâter les révoltes d’Abd El Krim : c’est la guerre du Rif. Mac Orlan découvre le Maroc espagnol grâce au tournage de l’adaptation de son roman " La Bandera " par Julien Duvivier.
La Tunisie et le Maroc sont des lieux d’exil pour les personnages de Mac Orlan. Fuyant leur destin, ils tentent par la souffrance de se faire pardonner des erreurs du passé.
Dans ce contexte, le cadre géographique est une torture supplémentaire pour les hommes : le climat, l’exotisme, ne parviennent pas à faire oublier ce qu’ils ont quitté et suscitent en eux un « cafard » supplémentaire.
« Les légionnaires offrent peut-être l’image la plus parfaite de ce qu’on peut espérer de la liberté sociale. Ils paient d’un seul coup tous leurs impôts à un même guichet : servir jusqu’à la mort. En dehors des exigences de cette obligation, ils sont libres de boire, d’écrire des vers ou de se foutre de tout. »
Ceux qui ont tracé et défendu les pistes de notre Empire colonial Le Figaro, 1er avril 1939
« La Légion étrangère puise sa grande attraction sentimentale dans le passé, souvent prestigieux, de tous ces hommes, qui sont venus lui demander la paix, c’est-à-dire la paix avec eux-mêmes, à défaut de l’oubli. »
Légionnaires- Les chevaliers de fortune, éd. Du capitole, 1930
« Le soldat ne fréquente point ces maisons comme un civil pourrait le faire. Ce qu’il vient chercher là c’est souvent une copine, pour parler, chasser son cafard, et mentir, quand l’homme a besoin de mentir. »
Rues secrètes
Comme pour la familière Europe du Nord, Mac Orlan arpente les quartiers où se pratique le commerce du sexe.
Les prostitués de Tunis ou de Fès ont leur propre culture, mélange de leurs origines et de celles des clients. Dans leur « zaouïas » (coin de maison) au nom de saints : Sidi Bayan, l’impasse Mahroug, elles suivent les préceptes religieux de charité envers plus perdues qu’elles.
« Les lieux de prostitution sont émouvants par leur apparence mystérieuse. Dans la plupart des cas, le décor vaut mieux que les acteurs ».
Rues secrètes – Tunis, Détective. Puis Gallimard 1934
« Ils étaient nombreux, ces fantômes, mais notablement imprécis. Je devais les retrouver le soir de mon arrivée à Tunis, avant de poursuivre mon voyage vers le sud. Ils habitaient la rue des perles, la rue Sidi Baïan, le quartier de la rue El Mektar, la rue du Persan, la rue Sidi Maaruk et d’autres boyaux gris, sans lumières, où derrière des grilles de prison, des femmes vêtues de soie et d’or brillaient dans l’ombre, telles des bijoux monstrueux. »
Rues secrètes – Tunis, Détective. Puis Gallimard 1934
« Moulay Abdallah, le quartier réservé de Fès, n’est pas sans charme et sans mystère. Des filles parées comme des idoles et complètement dépourvues de rayonnement érotique attendent dans le patio des bordels ou devant la porte de leur petite case, la bonne ou la mauvaise fortune : le flouss ou les coups. »
Quartiers réservés ; Gallimard, 1932
Reporter au long cours, Mac Orlan consigne à la fois des informations politiques sur ces lointains territoires français et des sensations, des anecdotes plus sensibles pour ses livres à venir. Se mélangent alors le document journalistique à sensation et la fiction romanesque.
De ces deux points de vue, Mac Orlan construit une image de l’Autre qui restera comme avérée alors qu’elle n’est souvent que partisane et littéraire. Entre 1927 et 1931, Mac Orlan est reçu pour un reportage à la Légion espagnole au camp de Dar-Riffien et rend hommage à un légionnaire inconnu jusqu’ici : Francisco Franco. Quelques années plus tard, il est rattrapé par l’histoire et doit se justifier de la différence entre littérature et politique.
« L’Orient, ce mot contient toutes les possibilités de l’aventure, tout au moins de l’aventure littéraire, qui est, sinon plus féconde, du moins plus émouvante, car elle peut choisir dans les images du souvenir. L’Orient littéraire n’est plus tout à fait l’Orient géographique ».
Rues secrètes.
« A l’origine de l’aventure, le mystère existe. »
Figaro 1er avril 1939
« Pour répondre à certaines rumeurs tendancieuses, il ne peut être question de m’attribuer une apologie quelconque du général Franco… La violence pour imposer une idée sociale m’est odieuse… quel que soit l’idéal de celui qui l’emploie. Les légionnaires de La Bandera sont les légionnaires de la campagne du Maroc de 1925. Ils ne peuvent être comparés à ceux de la guerre civile de 1936. »
Dans l’ensemble des écrits de Mac Orlan, les autochtones ont un statut d’accessoires littéraires. Ils pourvoient à la création de l’atmosphère. On ne les connaît pas bien et le peu que l’on en connaît est étrange.
Les deux mondes se côtoient mais ne se mélangent jamais. Ils sont un élément constitutif de la peur, réelle ou supposée, qui assaille les personnages sombrant peu à peu dans un tourbillon où tous les repères se noient.
« Une journée passée dans cette jolie ville à la recherche d’un Musulman ne m’avait guère comblée d’orgueil. Mon costume nettement britannique ne m’avait valu que le mépris nettement affirmé d’une jeune fille de cinq ou six ans. »
Légionnaires. 1930
« Je ne pouvais trouver un homme plus distingué que le lieutenant-colonel Martin-Pratt pour me diriger à travers les routes de la Médina. On l’aimait. Des marchands s’empressaient à sa rencontre, des petites filles, toutes petites, pas tout à fait voilées, lui souriaient amicalement à la sortie de l’école. Un sourire d’enfant marocain vaut toutes les choses les plus gracieuses que la terre peut offrir. Le Maroc est le pays des jolis enfants. Ils ne sont jamais vulgaires. Je ne sais pas ce qu’ils peuvent penser des petits Européens. »
Légionnaires. 1930
« C’étaient deux légionnaires, de la Légion française. (…) Ils étaient tous les deux très grands, sans un centimètre de graisse. Leur visage imberbe d’hommes blonds indiquait leur nationalité. L’un et l’autre parlaient allemand. Ils achetèrent des journaux, le livre de Manue et des cigarettes. Leurs yeux bleus et durs cherchèrent un compartiment où des Arabes et leur famille s’empilaient dans un grand désordre de cris et de gestes. Le tumulte s’apaisa devant les deux soldats. »
Légionnaires. 1930
« A Riffien, dans la rue réservée du camp, Duvivier a filmé une authentique habitante de cette rue. Ce fut toute une histoire. La jeune femme ne voulait point se laisser photographier pour des raisons purement religieuses. Elle ne voulait point revêtir ses beaux atours de Riffaine, car elle craignait la moquerie de ses compagnes déjà tristement européanisées. »
Eve, n° 786 du 20 octobre 1935
Mac Orlan s’attache particulièrement à la description des femmes. Il construit un dialogue littéraire entre celles qui sont restées au pays et les nouvelles rencontres au hasard des maisons de prostitution.
Il présente les premières comme étant souvent la cause de l’engagement des hommes dans la Légion et les secondes comme des confidentes du cafard mais sournoises, et dont les exemples de trahison sont clairement énoncés.
En résumé : la femme est un danger dont on ne peut se passer. Les prostituées sont des femmes « hybrides », elles proposent une culture nouvelle, mélange des cultures d’origine et coloniale.
Ces femmes de personnes sont entre ordre et désordre entre déviance et conformité. Le tatouage était une des pratiques des prostituées qui se gravaient sur la peau ici un visage d’européen, des initiales ou une tombe en cas de rupture. Le parcours de chacune d’elle est ainsi inscrit sur son corps.
« La femme arabe est souvent une précieuse auxiliaire de la police, et plus au sud, des affaires indigènes ».
Rues secrètes.
« Aïscha se rendit au bain, à l’extrémité de Dar Saboun. Toutes les filles du quartier se retrouvaient dans la cuve d’eau chaude. Elles jouaient, s’éclaboussaient d’eau, se chamaillaient, commentaient les évènements du jour et surtout de la nuit. La slaoui ne s’attarda pas, comme à l’habitude, au milieu de ses compagnes, qui, parfois, grâce à la langueur irrésistible du bain, devenait pour elle plus que des amies. Elle se drapa dans son haïk et se hâta de regagner sa chambre. Elle marchait vite, en traînant un peu les pieds. Ses talons passés au henné ressemblaient à deux roses, celles de toutes les chansons d’amour délabrées dans les harems ou tous les bordels poétiques, au Maghreb, à l’heure où les terrasses s’animent de femmes honnêtes et multicolores. »
La Bandera, 1935
« La plupart des filles, qui sont souvent jeunes et d’une grâce charmante, quand on veut bien oublier qu’elles sont des professionnelles, se font tatouer le visage, selon les coutumes particulières, et les bras selon la fantaisie des soldats qu’elles aiment.»
Quartiers réservés- Gallimard 1932.
« La femme est pour le soldat le plus puissant de tous les moteurs. Sans femmes on ne pourrait guère recruter l’armée des soldats de l’aventure. »
Quartiers réservés- Gallimard 1932.
« Djemila, élégante dans sa foutah bleu-marine à rayures de couleur, pouvait passer pour la plus jolie jeune femme du goum sud-tunisien. Son visage régulier et sa silhouette souple évoquaient les éléments les plus séducteurs de la poésie du Grand-Sud. Comme c’était une fille bien élevée, elle sortait toujours voilée.»
Le Camp Domineau, Gallimard 1937. Cartes avec itinéraires.
« Se faire tuer pour un idéal humain demande une certaine préparation intellectuelle ».