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Un musée, un objet : La Police de Londres, manuscrit de Pierre Mac Orlan_1

En 2025, le musée fête ses 30 ans. 30 années qui ont vu ses collections s’agrandir jusqu’à compter quelque 25000 œuvres et objets, dont le plus grand nombre est conservé en réserves. Chaque semaine, nous vous proposons de découvrir ces collections invisibles. Cette semaine, la 1ère partie d'un manuscrit de Pierre Mac Orlan : "La Police de Londres".

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la Police de Londres

  • Auteur : Pierre Mac Orlan
  • Date de création : entre 1920 et 1932 (environ)
  • Matériau/technique : papier, (écrit)
    Manuscrits à l'encre noire sur papier rose ou jaune avec ratures et corrections.
  • Dimensions : H. 28 cm ; l. 22 cm ; 23 pages
  • N° inventaire : MDSM – 2025.12.11

Manuscrit d'un reportage sur la police de Londres. Ce reportage a été repris dans "Images sur la Tamise" (1925). Il est divisé en 4 parties  :
1. La Providence des romans policiers ; Scotland Yard et Scotland House ; La Manière de Scotland Yard ; La Police londonienne ; Ce qu'il faut savoir de Scotland Yard. 
2. L'autorité des agents de police ; Nuit de Londres ; Ombres au bord de la Tamise.
3. Comment juger la valeur d'une police ? ; Pittoresque de la police anglaise ; Ceux qui savent apprécier ; Le bon policeman. 
Mac Orlan montre que le policier anglais est un personnage légendaire.
4. Le dernier manuscrit, "Une nuit à Londres avec la police", fut écrit une quinzaine de jours après le meurtre de Louise Steel dont le corps dépecé fut retrouvé sur un terrain vague de Blackheath, le 23 janvier 1931. Mac Orlan visite avec un policier les quartiers chauds de Londres la nuit.

 

Transcription

La police de Londres

1ère partie

La providence des romans policiers
Les deux mots de Scotland Yard, le siège de la police londonienne, sont populaires. Peu d’hommes ignorent qu’ils représentent une des institutions les plus puissantes du monde. Les romans policiers s’y abreuvant comme à une source de vie éternelle. Ils ont créé un romantisme spécial, un romantisme policier d’art. Scotland Yard détient tous les secrets, lance tous les appels, recrute toutes les forces et prête un appui merveilleux à l’imagination des romanciers attachés à cette galerie.
Ces mots confèrent une autorité incomparable aux hommes de chasse qui pensent dans l’ombre de cet immeuble de briques rouges et à tous ceux qui peuvent se recommander de sa protection. Un policier de Scotland Yard devient en quelque sorte un personnage légendaire : un courageux et subtil chercheur d’énigmes qui pour l’ordinaire, c’est-à-dire selon la loi des romans policiers, ne lui résistent point. Qu’est donc en vérité cette mystérieuse demeure, dont l’influence littéraire est incontestable, tout au moins sur l’imagination des honnêtes gens ?

Scotland Yard et Scotland House
Perpendiculaire à la Tamise, la ruelle où s’élève Scotland Yard accède au Victoria Embankment entre les ponts de Charing Cross et de Westminster. Dans cet édifice rose, blanc et gris qui tient du cottage et de l’usine dans un pays minier, siège le grand état-major de la police londonienne. De l’autre côté de la rue, s’élève Scotland House, le New Scotland Yard, dont la construction est assez récente. Elle date, je crois, de 1906. Le premier bâtiment orné de tourelles à ses angles, fut construit en 1885, par les mains sinon reconnaissantes du moins assez habiles, d’une équipe de prisonniers condamnés au «hard labour». Si l’on arrive vers onze heures à Scotland Yard, on peut entendre dans l’air léger, l’appel rauque du trompette de garde au Whitehall qui signale le peloton de horse guards de la relève.
Il y a plusieurs manières de pénétrer dans ces bâtiments que l’étroitesse de la rue et certaines arrière-pensées assombrissent. La meilleure de toutes est celle qui vous est offerte par une lettre d’introduction de qualité. La lettre d’introduction, quand la signature en vaut la peine, est une clef qui ouvre les portes les mieux défendues. Tout au moins en Angleterre.

La «manière» de Scotland Yard
Il n’y a pas si longtemps, je fus introduit auprès de Sir Franck Elliot, un des hauts dignitaires de la police. Un policeman en bleu, portant sur la manche le galon rouge et blanc des policemen de la Cité m’introduisit dans un salon d’attente. Je venais à peine de m’asseoir, qu’une porte s’ouvrit et que Sir Franck Elliot vint vers moi, et me fit entrer dans son bureau. Sir Franck Elliot était le grand maître de la circulation à Londres. Il arrivait de Paris, où il était venu étudier sur place les problèmes posés par l’encombrement des rues. C’était un homme grand et mince : un sportif. Il portait, comme veston de travail, le blazer bleu à boutons d’or de l’Université de Cambridge.
-- Vous voyez ce veston. Il a vingt-cinq ans d’existence. Ses manches sont peut-être un peu courtes. L’un de nous a dû se transformer depuis ce temps. Je pense que ce doit être le veston.
Tel fut mon premier contact avec New Scotland Yard. Il fut cordial. Avec la plus grande amabilité, Sir Franck Elliot me permit de me documenter et me donna tous les renseignements que je pouvais désirer.

La police londonienne
Le lendemain de cette première entrevue, comme je me rasais tranquillement dans ma chambre, devant une fenêtre ouverte qui donnait sur la Tamise, la sonnerie du téléphone retentit à mes oreilles. Les joues barbouillées de savon, j’essayais d’entrer en relation avec quelqu’un qui m’attendait dans le hall de l’hôtel. Ce fut une conversation pénible : celle de deux sourds. Cela tenait à ma très médiocre connaissance de l’anglais. Aujourd’hui encore ce souvenir me remplit de confusion. Un employé de la réception, qui, lui, parlait français se mêla de l’affaire et je crus comprendre que l’homme qui me demandait avait pris l’ascenseur pour se rendre à ma chambre : je poursuivis l’occupation que j’avais interrompue. Au bout d’un moment il me sembla que mon visiteur avait dû s’égarer dans ce dédale de couloirs, car il tardait beaucoup. J’ouvris ma porte afin de me renseigner. J’aperçus tout d’abord la porte en face de la mienne, une porte entrouverte, qui me laissa voir le visage inquiet et peut-être ravi d’une femme de chambre. Elle n’était point seule. Deux autres femmes de chambre également inquiètes et ravies se dissimulèrent dans un coin plus sombre quand elles m’aperçurent. C’est alors que tout au bout du couloir, je vis un haut policeman casqué de bleu et qui cherchait de porte en porte le numéro qui était celui de ma chambre. Ce policeman m’ayant enfin remarqué marcha droit sur moi et après avoir salué militairement me remit une large enveloppe qui contenait une invitation à prendre le thé à New Scotland Yard.
Ce fut à mon tour de triompher. Ces jeunes personnes pleines d’imagination, qui avaient cru un moment que leur bonne fortune leur permettrait d’assister à l’arrestation d’un rat d’hôtel, durent déchanter. Je fis signe du doigt à ma femme de chambre que j’avais reconnue et je lui fis lire le billet de Scotland Yard. Elle fut certainement un peu déçue. Il lui était encore possible de construire un petit roman sur ma qualité de détective. Ce qu’elle fit sans doute : car, à partir de ce jour, je remarquai qu’elle apportait beaucoup de conscience professionnelle à l’entretien de ma chambre. Le cendrier qui était toujours dissimulé dans des endroits faits pour décourager la sagacité d’un vrai détective restait à la place qu’il devait occuper normalement, sur ma table à côté de mon papier à lettres.
Vêtu de mes plus beaux atours, à cinq heures piquées, j’entrai sous la voute du temple de la police.

Ce qu’il faut savoir sur Scotland Yard
Nous parlions tout naturellement de l’infernale astuce des criminels. Sir Elliot qui lisait les journaux français pensait que l’on pénétrait trop facilement en France. L’Angleterre lui semblait mieux protégée.
--« Vous m’excuserez dis-je. Mais je suis ici un étranger et mes questions peuvent paraître naïves. Le meurtre crapuleux, l’assassinat pour voler, soit dans la rue, soit dans un immeuble me paraît moins fréquent ici que chez nous.

--Cette impression est la mienne. Londres est singulièrement riche en pickpockets, en escrocs de toute nuance, en recéleurs, en maîtres chanteurs, mais nous n’avons guère l’occasion de nous occuper d’un crime dont le vol fut le mobile. La plupart des crimes sont des crimes passionnels. Les anciens apaches*, les hooligans ont été matés. Ces hommes agissaient d’une manière déplorable. Ils assassinaient les gens avec une ceinture terminée par une lourde boucle. Aujourd’hui une nuit de Londres est une nuit paisible. Notre justice qui ne connaît que cette alternative : coupable ou non coupable, est peut-être pour beaucoup dans ce résultat. Tout homme qui a tué est pendu. Le crime accompli ne permet plus l’espoir. Nous sommes d’autre part, parfaitement organisés. »

C’est ainsi que j’appris qu’il y avait 200 postes de police à Londres. Toute cette organisation se trouvait placée sous les ordres d’un brigadier général, d’un deputy commissioner (chef du personnel), de trois assistant commissioners : un pour les affaires légales, un second pour les affaires criminelles et un troisième - qui était Franck Elliot - pour la circulation.
Il n’y a pas de gendarmerie. Les agents, les constables, formant un corps de vingt mille hommes. Ils ne sont pas armés, si ce n’est d’un stick qu’ils portent dissimulé dans une jambe de leur pantalon. D’autres services, moins connus du public, complètent le système de la police de la ville de Londres. Il y a la « Section Spéciale », la Special Branch qui s’occupe de politique et de contre-espionnage. Il faut également citer « l’Escadron volant » le Flying Squad, composé de détectives de valeur dotés d’un outillage de premier ordre, un outillage pour l’achat duquel il n’est point lésiné. Les détectives anglais sont bien armés et jouissent d’une considération profonde et générale, ce qui facilite leur tâche.
Dans ces conditions, on peut supposer que la police londonienne est renseignée sur bien des choses. Il est facile d’en apercevoir les résultats. On peut avoir les mains dans les poches à n’importe quelle heure de la nuit. Même dans les plus louches quartiers à l’est de Commercial Road.
Quand je dis les mains dans les poches, c’est exact. Mais encore faut-il s’entendre sur la forme et la puissance de ces mains.
Comme je me promenais une nuit dans Limehouse, accompagné par un sergent de police qui ne manquait pas d’humour, je lui demandai, comme nous pénétrions dans Pennyfields, qui est bien la rue la plus terne et la plus triste du monde, si, pour faire ses rondes, il ne portait point d’arme sur lui.
_ « Jamais, me dit-il. Je n’ai que mes mains dans mes poches. »
Il me les fit voir à la clarté d’une lampe au néon. Elles étaient longues et épaisses, musclées, agiles et tenaces. Il remuait les doigts avec complaisance, satisfait de mon admiration.
Dans ces conditions, il me fallut bien admettre qu’on pouvait, à la rigueur, se promener à deux heures du matin dans Limehouse-Causeway.
Cette promenade nocturne en compagnie d’un homme qui n’ignorait rien de la rue de Londres pouvait être plus instructive que tous les chiffres inscrits sur le papier.
Dès le début de notre commerce, après avoir bavardé dans un « pub » de Petticoat Lane avec un humble représentant de la loi, j’appris qu’il ne peut être question de créer une police idéale, par la simple décision d’une assemblée de personnes raisonnables. La police est la conséquence de mille forces secrètes, les forces de la rue pour l’ordinaire. L’excellence de la police anglaise est incontestable. Mais il est peut-être plus facile d’être policier à Londres que d’être policier à Paris.
Quand il est nécessaire d’étudier l’organisation d’une police, il devient automatiquement, non moins nécessaire d’étudier les individus qui lui sont opposés et l’état d’esprit de ceux qu’elle est chargée de défendre contre les ruses et les violences des premiers.
C’est pour cette raison que je suivis mon compagnon du poste de Whitechappel afin d’entrer afin d’entrer en contact avec le brouillard nocturne de Londres, c’est-à-dire avec les formes, parfois dangereuses qui peuplaient cette brume.

(à suivre)

Pierre Mac Orlan