Pierre Mac Orlan

Brume, ombre et lumière

Mac Orlan a vécu la naissance et l’essor du cinéma. A travers ce dossier thématique nous vous proposons de découvrir les rapports qu’il entretint avec le septième art.

Pour ma part, si j’étais au moment où un homme choisit le moyen d’expression qui lui semble le plus près de la perfection, pour ce qu’il désire réaliser, je choisirais la profession de metteur en scène

Article « Le fantastique, dans L’Art cinématographique », tome 1, Alcan, 1926

Pierre Mac Orlan et le cinéma

Les liens entre l'auteur et le 7ème art

Né en 1882, Pierre Mac Orlan assista à la naissance du 7ème art, puis à l’apparition du cinéma parlant.

Il fut le témoin de l’essor de l’industrie de l’image animée, aima les films issus de l’expressionnisme allemand (ceux de Fritz Lang, Friedrich Murnau, Georg Wilhelm Pabst, Karl Grüne), ainsi que le « noir et blanc », le mieux à même de restituer son atmosphère littéraire qualifiée de « fantastique social ».

Ses rapports professionnels avec le cinéma furent pourtant épisodiques et se résument en dix films réellement réalisés, dont deux restent introuvables, qui s’échelonnent de 1924 à 1956 : collaborations plus ou moins importantes, qui vont d’adaptations libres de ses romans dans lesquelles il ne prit aucune part jusqu’à l’écriture de scénarii… une participation qui resta donc littéraire… et un immense chef d’œuvre du réalisme poétique : « Quai des Brumes » réalisé par Marcel Carné en 1938.

L’ombre et la lumière : l’expressionnisme allemand

Dans les années 1920, Mac Orlan est fasciné par le cinéma expressionniste allemand. Il y voit des décors symbolistes de rues et de quartiers populaires, des filles de joie, des criminels, des ombres, des lumières, une atmosphère inquiétante qui est celle de son fantastique social littéraire.

Une manière de décrire un monde détruit par la Grande Guerre, qui va droit vers la crise financière et boursière de 1929, et pour l’Allemagne, une société ruinée et exsangue qui s’engagera dans la voie du nazisme.

Ce qui frappe Mac Orlan, c’est aussi l’inventivité technique de ce cinéma sans gros moyens, l’utilisation de la distorsion dans les décors et dans les prises de vues, des cadrages et des trucages innovants, l’utilisation de l’éclairage, pour exprimer un monde angoissant.

Ses romans adaptés en film

1924 : L'Inhumaine

Réalisé par Marcel L'Herbier, scénario co-écrit par Pierre Mac Orlan, Georgette Leblanc, Marcel L’Herbier. Participation de Mac Orlan à l’écriture du scénario original. Film muet.

Tourné en 1923-1924, le film a été diffusé en 1924-1925 au moment de la grande exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes.

C’est un « film manifeste » conçu comme un « résumé provisoire de tout ce qu'était la recherche plastique en France deux ans avant la fameuse exposition des arts décoratifs ».

Le générique est prestigieux : robes de Paul Poiret, meubles de Pierre Chareau et Michel Dufet, bijoux de Raymond Templier, objets de Lalique, Puiforcat, Jean Luce, décors de Fernand Léger, Robert Mallet-Stevens, Claude Autant-Lara, Alberto Cavalcanti, musique de Darius Milhaud, chorégraphies de Jean Börlin (ballets suédois).

Le film fut financé par des mécènes, davantage comme une œuvre d’art contemporain que comme une production cinématographique.

Réalisé principalement en studio, seule une scène fut réalisée « en direct » au théâtre des Champs-Elysées, le 4 octobre 1923 : le « tout Paris » avait été invité à écouter chanter l’héroïne du film et à voir évoluer les ballets suédois, alors à la mode. On y voit : Erik Satie, Darius Milhaud, James Joyce, Pablo Picasso, Man Ray….

La réception du film fut assez hostile. On le considéra longtemps comme une œuvre artificielle et glacée.

1932 : Les Petits métiers de Paris

Film documentaire de court métrage - Scénario, réalisation, images, montage par Pierre Chenal - Commentaires écrit par Pierre Mac Orlan.

Sans misérabilisme, les deux auteurs décrivent avec humour les gens pauvres, les marginaux et leur économie informelle.

Une transposition en images animées des photographies d’Eugène Atget et d’André Kertész sur les mêmes sujets, photographes que Mac Orlan admirait.

1935 : La Bandera

Adapté et réalisé par Julien Duvivier d’après le roman éponyme paru aux éditions Gallimard, 1931. Pas de participation de Mac Orlan au film.

Mac Orlan s’intéressait à la figure du légionnaire parce que son petit frère Jean, décédé en 1929, s’y était engagé, et parce que le légionnaire était le personnage type figurant la marginalité, l’aventure, le fatalisme.

De février à mars 1930, l’écrivain effectue un reportage en Espagne, au Maroc et en Algérie. Il rassemble ses articles en volume et les publie sous le titre « Légionnaires ».

Puis, il compose son roman « La Bandera » qui paraît en 1931. L’adaptation de Julien Duvivier est tournée en 1935, à partir d’un scénario de Duvivier et Charles Spaak, fidèle au roman. Gabin et Duvivier en avaient acquis les droits. Mac Orlan part avec l’équipe du tournage en Espagne et au Maroc occidental, puisque l’histoire se passe pendant la guerre du Riff.

Des « vrais » légionnaires espagnols sont figurants : ils appartiennent aux troupes du « Tercio », que commandait Franco. Duvivier avait déjà tourné quelques scènes de Maman Colibri à Bon-Saada en 1929, et en 1934, « Golgotha » dans les environs d’Alger. Tous ces éléments contribuent au réalisme des personnages, des situations et des paysages.

1937 : Le Choc en retour

Réalisé par Maurice Kéroul et Georges Monca. Scénario : Georges Monca, Maurice Kéroul, Pierre Mac Orlan. Participation de Mac Orlan à l’écriture du scénario original. Film disparu.

Critique du Petit parisien – 16 avril 1937

« Une sexagénaire sombrant dans le gigolotisme ; un ancien danseur mondain retiré du tango et spécialisé dans les affaires équivoques ; un industriel type nouveau riche et un de ses concurrents peu familiarisé avec la scrupuleuse honnêteté ; un jeune ingénieur, inventif, mais sans engagement ; un fils de famille voué à un art d’agrément un peu spécial : la fabrication des serrures, et qui s’engage comme ouvrier dans une usine ; enfin, souriantes et sentimentales adolescentes… tels sont les principaux personnages de cette comédie, où il est évidemment question d’amour et où l’on prend la peine, par surcroît, de nous initier au commerce de la betterave.

On y voit encore le directeur d’une sucrerie supplier son personnel de faire la grève sur le tas, celle-ci lui permettant – on nous l’affirme – de masquer aux regards inquisiteurs de ses commanditaires une inquiétante comptabilité : sa disgrâce, à l’épilogue, précèdera de peu le double mariage qui viendra clore cette histoire sentimentalo-commerciale, dont les dialogues – ô surprise – sont de Pierre Mac Orlan, l’éminent romancier faisant ainsi, sans nous prévenir, ses débuts dans le genre vaudevillesque.

Tout cela paraît un peu confus, mais reste dans le ton plaisant, et des artistes souvent appréciés : Michel Simon, René Lefèvre, Raymond Cordy, Monique Rolland, Jeanine Crispin, Monique Bert, se prêtent avec bonne grâce aux efforts qu’on leur demande. »

1938 : Quai des brumes

Réalisé par Marcel Carné, scénario et dialogues de Jacques Prévert, adapté du roman éponyme paru aux éditions Gallimard, 1927. Pas de participation de Mac Orlan au film.

Quai des brumes est la quintessence du cinéma des années 1930/1940 qualifié de « réalisme poétique ».

Il en réunit tous les protagonistes : le réalisateur, Marcel Carné, le scénariste, Jacques Prévert, le décorateur, Alexandre Trauner, les acteurs, Jean Gabin, Michèle Morgan, Michel Simon.

Et tous les ingrédients :

  • l’importance donnée aux décors reconstitués en studios restituant une atmosphère populaire (les rues, un port, un cabaret, un bar, une fête foraine),
  • des personnages à l’origine sociale marquée, en proie au mal de vivre et à l’échec.

Un courant qui est donc l’héritier du cinéma expressionniste par sa construction technique centrée sur les décors et l’utilisation des jeux d’ombres et de lumières, mais qui s’en distingue par l’attention portée aux dialogues. Car le cinéma, devenu parlant, ne peut plus se passer d’eux et les place au centre de la construction du film.

La musique des dialogues de Prévert, mélange de langage populaire et de pure poésie, interprétée par le jeu moderne des acteurs, immortalise le film.

1939 : La Tradition de minuit

Adapté et réalisé par Roger Richebé, scénario co-écrit par Jean Aurenche, adapté du roman éponyme paru aux éditions Emile-Paul Frères, 1930. Pas de participation de Mac Orlan au film.

L’adaptation est très fidèle au roman de Pierre Mac Orlan, un curieux polar dans lequel les protagonistes sont réunis par une sorte de « mystère téléphonique » qui les rend témoins d’un crime.

L’essentiel de l’histoire réside dans la recherche de ce que sont réellement ces personnages : sont-ils vraiment eux-mêmes ou portent-ils un masque ?

On retrouve là un thème essentiel de l’œuvre de Mac Orlan, tout comme celui de la mauvaise fortune de l’héroïne, une chanteuse de cabaret égarée dans toutes ces mystifications, qui meurt d’une balle perdue, et celle de son mari, mauvais garçon qui « joue » sans cesse les mauvaises cartes du destin.

Ce personnage, caractéristique des romans de Mac Orlan, fait en effet les pires choix, comme entraîné par sa funeste destinée.

L’aventure réelle ne peut que mal se terminer dans une histoire de Mac Orlan. Deux éléments chers à l’écrivain sont aussi présents dans ce film : Marseille, que l’auteur connaît très bien et qu’il adore pour ces quartiers populaires, et le boucher, quintessence de la brute qui fait couler le sang et manie parfaitement le couteau.

Mais le boucher n’est pas celui qu’on croit, puisque chacun présente une apparence trompeuse dans cette histoire, un « masque ».

1943 : Voyage sans espoir

Réalisé par Christian-Jaque, scénario de Pierre Mac Orlan d’après un thème de Kroll et Klaren. Adaptation : Marc-Gilbert Sauvageon et Christian-Jaque. Scénario original de Mac Orlan.

Pierre Mac Orlan retrouve Roger Richebé qui avait réalisé « La Tradition de Minuit ». En 1943, il demande à Mac Orlan de revoir le script original de Maurice Kroll et Georg C. Klaren.

Le scénario associe réalisme poétique et éléments du film noir : mélodrame, pègre et amours brisées par le destin. Richebé devient en 1943 délégué général au Comité d’organisation de l’Industrie Cinématographique, et c’est donc Christian-Jaque qui réalise le film. Jean Marais joue l’un des rôles principaux, avec Simone Renant, alors épouse de Christian-Jaque.

L’intrigue se déroule en une nuit dans un port du Nord de la France. L’impossibilité d’éclairer des décors naturels (c’est la guerre !) entraîne une reconstitution du port dans les studios de Joinville rendant le film très coûteux. Roger Richebé doit vendre les droits à la Continental, compagnie dépendant du ministère de la propagande à Berlin, ce qui lui vaudra d’être inquiété par la commission d’épuration à la Libération.

Le film sort le 15 décembre 1943 et connaît un certain succès. Il réunit des ingrédients qu’on retrouve dans l’œuvre de Mac Orlan : la vitesse du train filant à vive allure, un port, des quais, des bateaux, des cabarets, des marins qui « jouent du couteau », et des personnages égarés dans une aventure dangereuse et funeste ; un capitaine de bateau qui meurt pour celle qu’il aime, un mauvais garçon évadé de prison qui tue la femme qu’il aime, une fille perdue, un jeune caissier de banque qui ne fera qu’effleurer sa quête d’aventure car l’ironie du sort le ramènera à la « case départ ».

L’aventure heureuse ne peut être qu’imaginaire dans l’univers de Mac Orlan. Vécue, elle est toujours dangereuse et décevante.

1945 : François Villon

Réalisé par André Zwobada, scénario original et dialogues de Pierre Mac Orlan d’après sa nouvelle, « Une fin comme les autres » parue dans l’Hebdomadaire Eve le 2 avril 1939. Adaptation : Pierre Mac Orlan et André Zwobada.

Le scénario et les dialogues du film ont paru aux éditions Maréchal, 1945. Mac Orlan écrivit une nouvelle intitulée « Une fin comme les autres » qui parut dans Eve le 2 avril 1939 et qui servit de thème au futur film sur François Villon.

Il réfléchit ensuite au scénario et aux dialogues du film lui-même dans la période où sortit « Les Visiteurs du soir » de Marcel Carné (1942). Cela renforça probablement l’envie de l’écrivain de porter à l’écran l’histoire du poète médiéval qu’il admirait, réalisée par André Zwobada en 1945. Son goût pour les évocations historiques fit le reste.

« Les hommes des années 1940-1944 se plongent avec volupté dans tous ces livres d’histoire qui paraissent chaque jour et semblent avoir pour but de consoler des malheurs présents en évoquant toutes les gloires passées » (Henri Amouroux, La vie des français sous l’Occupation, 1961). Le film ne reçut pas de bonnes critiques.

1956 : Marguerite de la nuit

Réalisé par Claude Autant-Lara, scénario de Ghislaine Autant-Lara et Gabriel Arout. Adapté du roman éponyme paru en 1925 dans la revue « Demain ». Pas de participation de Mac Orlan au film.

Marguerite de la nuit ne fut pas bien accueilli à sa sortie. Ce seul film en couleur qui clôt le « parcours cinématographique » de Pierre Mac Orlan, fait curieusement écho à celui qui l’inaugure : « L’Inhumaine » de Marcel L’Herbier. On y retrouve l’un de ses décorateurs, Claude Autant-Lara, devenu entre temps réalisateur.

On y retrouve aussi l’époque à laquelle se situe l’histoire, les années 1920. Sans doute y a-t-il dans les décors spectaculaires commandés à Max Douy une intention de retrouver l’atmosphère fantastique du film de Marcel L’Herbier.

Mais la couleur écrasante du technicolor confère une atmosphère artificielle assumée à ce film symboliste très étrange, aux décors factices : une sorte de volonté de retour à l’expressionnisme tant chéri par Mac Orlan, par un réalisateur formé aux arts décoratifs et qui fit ses gammes dans les années 1920, précisément aux côtés de Marcel L’Herbier, son maître.