Expositions et ressources

Pierre Mac Orlan et le progrès, mythe et réalité

L'exposition temporaire "Pierre Mac Orlan et le progrès... Mythe et réalité", présentée par le musée en l'an 2000, décrypte le "Fantastique social", terme employé par Pierre Mac Orlan pour la 1ère fois en 1926 et qui définit son œuvre.
Scénographie Art-Scène, Dany Gandon et Jean-Christophe Ponce, photographies Gilles Puech.

Introduction, conclusion

Pierre Mac Orlan est décédé le 27 juin 1970 à Saint-Cyr-sur-Morin. Le Musée de la Seine-et-Marne conserve la seule collection publique  raisonnée sur l'écrivain et lui consacre régulièrement des expositions temporaires. Cette exposition commémorait le trentenaire de sa mort et rendait hommage à l'écrivain du fantastique social. Elle marquait également la fin du millénaire en s'intéressant plus particulièrement à la façon dont Pierre Mac Orlan a vécu le passage du temps durant ce 20ème siècle (intérêt pour les progrès techniques, aspects prophétiques de l'œuvre).

En effet, Mac Orlan fut attentif au développement de nombreux aspects du monde moderne, en décrivit les effets avec soin et les utilisa pour créer des atmosphères fantastiques. Il s'intéressa également beaucoup à la photographie et au cinéma pour lequel il accepta certaines adaptations, dont la plus connue est celle du Quai des Brumes.

Mais Pierre Mac Orlan, ancien combattant de la Grande Guerre, craignait aussi le progrès dans ce qu'il peut avoir de destructeur. Le caractère moderne et industriel du conflit qui avait englouti des millions d'hommes provoqua chez lui à la fois une fascination et une crainte du modernisme, qu'il considérait comme inévitable mais redoutable pour l'homme.
Son œuvre, qualifiée de "fantastique social", fut marquée par une sorte de tension inquiète, puisée dans l'attente anxieuse et obsessionnelle de la mort violente expérimentée quotidiennement au combat. la peur y joue un rôle essentiel, en particulier celle du progrès.

François-René Folliot, docteur de l'Université d'Angers, est auteur d'une thèse intitulée "L'Etoile crépusculaire : Aventuriers et marginaux dans l'œuvre de Pierre Mac Orlan", (1996). Elle constitue l'un des rares travaux de recherche de 3ème cycle sur l'œuvre de l'écrivain et confirme sa récente reconnaissance universitaire.
Le Musée de la Seine-et-Marne a fait appel à lui pour construire une réflexion littéraire sur Mac Orlan et le progrès, et rédiger des textes dépassant les clichés littéraires qui parasitent l'œuvre macorlanienne. Au-delà du simple roman d'aventure, François Folliot fait apparaître la problématique fondamentale de l'écrivain, une interrogation qui va bien au-delà du réel, la mystique et la philosophie de son œuvre. Il propose ainsi de découvrir le sens de la quête macorlanienne et fait surgir les tensions du réel et du rêve, chez cet auteur encore trop souvent considéré comme "transparent". Il apparaît ici que l'œuvre de Mac Orlan témoigne d'une inquiétude qui n'est pas uniquement matérielle, les personnages, comme le romancier, essayant de trouver une explication à leur présence dans un monde absurde et cruel. Le romanesque n'est chez Mac Orlan que le déguisement d'un moi omniprésent et toujours caché, le masque d'une aventure plus intérieure qu'exotique, la péripétie menteuse d'un jeu cérébral, d'un secret à découvrir.
La scénographie de l'exposition, volontairement distanciée, réalisée par Dany Gandon et Jean-Christophe Ponce de Art-Scène, se nourrit de cette réflexion et incite le visiteur à s'approprier cette vision littéraire, dépouillée des lieux communs qui entourent généralement la fortune de l'écrivain.

Progrès, progrès - ou "progrès" ? la façon dont on trace le mot dévoile déjà ce que l'on pense de la chose. Pour les indifférents, les distraits, le mot peut renvoyer simplement à la dénotation neutre de ses origines latines : le fait d'avancer. On constatera alors qu'un téléphone portable, par exemple, débarrassé de ses fils, utilisable partout, est bien pratique sur un chantier ou au fond d'un jardin. Mais si l'on ajoute aussitôt que son usage au volant d'une automobile en marche est à l'origine de la moitié des accidents de la circulation, qu'il peut interrompre un repas succulent, un somme réparateur ou un élan de tendresse activement partagé, alors le mot suscitera les réticences et s'encombrera de guillemets accusateurs. On fera naître le doute, la suspicion, l'hostilité - et l'objet se trouvera débranché en permanence ou définitivement relégué, à moins qu'un concours de circonstances professionnelles particulièrement regrettable le fasse durer pour le malheur expiatoire de l'usager. On pourra enfin, sans méfiance et avec un enthousiasme néophyte sans cesse reconduit (ce qui appelle déjà le jugement de valeur), se vouer à l'admiration béate et inconditionnelle de toutes les nouveautés, s'identifier à elles pour combler quelque vide secret, leur bâtir des autels privés et innombrables. Cette troisième tentation est fort répandue, encouragée qu'elle est par ceux qui fabriquent les objets en même temps que l'opinion, engendrant en masse l'investissement, financier et narcissique, dans le lave-vaisselle ou le séchoir à cheveux, la tondeuse à gazon ou la cuisine entièrement robotisée, l'automobile à toit ouvrant, radar et siège chauffant. Le symbole du progrès est daté, et, enfant de la publicité, évolue de plus en plus rapidement au gré des caprices de la mode et des hasards de l'invention. Il a le temps qu'il faut pour devenir indispensable, obsédant, et se mue souvent de prothèse servile en maître exigeant.

La religion du progrès est évidemment majuscule. Faut-il remonter, pour mieux la comprendre à Berthelot, à Condorcet ? Berthelot contribue à la fin du 19ème siècle, à la théorie d'un optimisme presque sans faille, malmené aujourd'hui. L'habitant de l'Europe aux "vieux parapets" a connu depuis, deux conflits généralisés à la planète entière, il a découvert la virulence de l'atome, le développement d'une cybernétique et d'une génétique qui instrumentalisent l'homme jusqu'à brouiller son statut ontologique, jusqu'à menacer la notion même d'humanité, dont il devient notoire et inquiétant qu'elle varie avec les époques. L'optimisme progressiste d'un Berthelot règne sur l'université au moment où le jeune Pierre Dumarchey, plus tard connu sous le nom plutôt écossais de Pierre Mac Orlan, passe les ponts de Paris pour découvrir la modernité et, si possible, quelque chose à manger... Car le progrès est un pont, jamais achevé, jeté vers un continent toujours à découvrir...

"En ce moment, l'humanité tourne sur elle-même sans pouvoir s'arrêter. Il suffira d'une rupture dans ce rythme vertigineux pour projeter tout un peuple dans un décor imprévisible". in Masques sur mesure, 1937 et 1965.
"Je pense que ce règne du verbe est sur le point de cesser pour faire place à la magie des images et du bruit".

Formidable lucidité qui explique que, si Mac Orlan avait pu recommencer sa vie, il l'aurait fait "caméra au poing". Mais j'aime à penser qu'il écrivit ces lignes avec une pointe de nostalgie.
Le livre est un objet lui aussi, un compagnon secret, un ami - au contraire du virtuel dans lequel notre société semble s'engager sans trop y réfléchir.
Tout ce qui sera réel sera rationnel. Mais la raison est dépassée, elle est désormais construite par l'objet nouveau, la nouvelle invention. C'est accepter l'ensemble des possibles et acquiescer, sans principes, ni repères. ce ne peut être la philosophie de Pierre Mac Orlan, dont la naïveté n'était pas le point fort. sa peur native des surprises et des coercitions incontrôlées équilibrait chez lui une moralité rendue indécise par son exploration exhaustive des marges.

Dans ce que lu propose le progrès, mac Orlan choisit, prend et laisse. Et lorsqu'il prend, c'est avec le quant-à-soi d'une conscience craintive, ingénieuse et madrée. Il profite des merveilles que l'invention humaine met à sa disposition - il n'en est pas dupe. Et dans le cyclone perpétuel d'une agitation sans but, il connaît le doute libérateur et la nostalgie raisonnée du passé.

Chez Mac Orlan, l'intelligence corrige sans cesse l'émotion et le sentiment : "peut-on prévoir pour 1938 une guerre encore plus intégrale que celle que nous venons de subir ? Il est difficile de l'affirmer, la logique peut dire oui, mais l'expérience répond : "on verra". "On verra bien" dit de son côté Gus Bofa. On a vu.

Lorsque le jeune Pierre Dumarchey "monte" à Paris, les gloires littéraires de la Belle Époque n'ont pas le moral : Émile Zola est dépressif, Mirabeau est neurasthénique, Anatole France ne croit pas au progrès indéfini, mais à un déclin progressif du progrès, Bloy - qui espère son apocalypse pour 1899 - est déçu et dénonce dans la bicyclette l'agent principal du déclin général. À des époques très différentes, un Juvénal et un Saint-Simon éprouvaient la même morosité devant le temps qui passe et, plus récemment, un couturier célèbre avait annoncé la fin du monde pour l'année 1999, à la faveur d'une éclipse solaire. Nous avons survécu, en dépit d'une tempête ravageuse, et l'auteur de ces lignes œuvre pour le trentenaire de la mort d'un grand écrivain, le 27 juin 1970...
Le progrès est une idée plus jeune que l'Apocalypse : elle débute au 17ème siècle avec l'habitude calendaire et nouvelle de la datation exacte des faits historiques. Elle s'épanouit le siècle suivant - où le progressisme naît dans sa définition actuelle - en même temps que, paradoxalement, on commence d'associer la marche du temps à la sénescence, à la décrépitude, au déclin.
C'est à une notion de déclin que se rattache la sensibilité macorlanienne du temps qui passe, qui décroît. Idée très raisonnable si l'on songe aux enfers successifs que nos aïeux ont connus en l'espace de deux générations ou, plus égoïstement, à nos destins mesurés et voués à l'arthrite.

Poète averti et sans illusions du progrès, Pierre Mac Orlan fut surtout un exceptionnel psychologue du progrès, un poète-voyant de la nouveauté technique et de ses arrières-mondes mentaux, gorgés d'espoirs et d'incertitudes. le progrès est ce pont, toujours inachevé, risqué vers l'Inconnu...

L'exposition

Si l'on marche un certain temps dans la bonne direction, sur les quais de la Seine, on aperçoit bientôt la Tour Eiffel, double symbole, durable, de Paris comme du progrès.

"Au bord de la Seine se dresse la grande et belle tour de Paris. Elle est justement célèbre dans le monde, et tous les fils de laiton de ses antennes montent vers le ciel comme des cordes d'une lyre gigantesque" écrit Pierre Mac Orlan dans La Seine (1927).
Née en 1889, elle domine l'exposition de 1900, comme une grande enfant saugrenue que le poète Verlaine n'aime pas, jusqu'à demander aux fiacres de changer leur route. Mac Orlan est moins sévère devant cette image du progrès.
L'écrivain n'est pas - ne se veut pas - un philosophe cohérent. Il n'est pas non plus comme son ami Guillaume Apollinaire, un inconditionnel émerveillé du progrès. L'aime-t-il vraiment, cette tour, ou est-il soumis pas l'enthousiasme obligatoire d'une prose alimentaire ? Il est honnêtement partagé entre entre une méfiance naturelle, qui ira s'accroissant avec l'âge, et le désir de profiter des formes et des techniques nouvelles qui l'étonnent. La Tour Eiffel - aujourd'hui une vieille dame - est de fait contemporaine de nombre d'aspects merveilleux du progrès : l'automobile, la T.S.F., le cinéma, le gramophone, tous aptes à communiquer à nos ancêtres de la Belle Époque un plaisir intellectuel original.
"Notre civilisation finira par un excès de confiance dans les forces de la nature, dont elle rompt l'équilibre quand son confort l'exige. La Tour s'écroulera avec ce qui furt l'orgueil des hommes de 1900, qui rejoindra dans les tombeaux les orgueils chinois, indiens, égyptiens et les autres" (La Seine, 1927)

Ainsi, dans les années 1920 et alors même qu'il est tenté de succomber à l'attrait du progrès, Pierre Mac Orlan nous met en garde contre un péché d'orgueil et nous rappelle les limites temporelles de l'homme.
Mais le Paris d'élection de Pierre Mac Orlan n'est pas le Champ de Mars ou le Trocadéro. C'est le haut et le bas Montmartre, Belleville et Ménilmontant.

"Les images de Paris (...) sont d'une simplicité si essentielle qu'elles révèlent les drames clandestins ou publics qui donnent une certaine mobilité à cette masse de pierres, de ciment et de fer encore une fois dominée par l'inquiétude qui précède dans l'histoire l'avènement d'un nouveau millénaire."
Les transformations de l'architecture et de l'urbanisme, que le poète recense au passage, ne lui font pas oublier les hommes et l'inquiétude qu'ils suscitent toujours dans le plus parfait serein des décors : avançant en âge - "progressant" - l'œil de l'artiste s'écarquille et se fige devant ce ballet absurde des passants, au coin d'une rue, qui sert de frontispice au livre de Kertèsz.L'eau, ailleurs, s'étale avec générosité, encombrée par des instruments du progrès qui deviendront un jour des déchets du progrès, par les voies obscures de l'obsolescence, de la faillite ou de la délocalisation : mâts d'acier, grues, pontons,
déversoirs, quais sévères et anarchiques rappelant à l'ordre, sous les fumées industrielles, les barges et les bélandres du pays batave. Car nous sommes à Rotterdam, premier port du monde. À la même heure où les bateaux attendent d'être délivrés de leurs milliers de tonnes de marchandises ou d'être engrossés par le flux invraisemblable des tulipes, des fromages de Gouda, du pétrole indonésien et des produits manufacturés, automobiles, camions et tramways s'exhibent dans la grande artère encadrée de blocs uniformes.

Berlin - comme Paris, Rotterdam ou Hambourg - est rongé dans ses tréfonds par un étrange labyrinthe dont le silence contredit le tumulte de la surface: la ronde des égoutiers berlinois, artisans modestes du progrès urbain, est une autre ronde de nuit éclairée seulement par une lanterne sourde. Elle découpe sur les murs serpentins du labyrinthe des silhouettes hallucinées et parfois concernées par les
déchets du jour.

"Est-ce là l'avenir de l'humanité ? De plus en plus le génie humain apparaît comme une provocation et comme une profanation. Devant tant d'images dont le fantastique est évident, le spectateur doit craindre tout sans pouvoir distinguer les causes de cette angoisse... Mais des mots particuliers doivent mettre en route les rouages secrets de l'imagination. Ce sont, pour  Hambourg, le nom des firmes célèbres : Norjdentaher Lloyd, Hambourg- Americe Line, Hambourg-Sud, etc. Voilà les vraies inspiratrices de cette poésie commerciale, impitoyable et séductrice qui bouleverse l'ordre des choses et mène candidement les hommes vers les catastrophes les plus perfectionnées." (Hambourg, édition Alpina, 1933).

Devant les métamorphoses que les progrès incessants imposent au panorama urbain de l'Europe, Mac Orlan est hésitant. Tantôt il se laisse gagner par la singulière poésie moderniste de la ville, faite d'activité fébrile adoucie par les images de l'exotisme portuaire et celles de l'amour facile.
Tantôt les transformations qui ont changé le paysage de sa jeunesse pourtant misérable l'affectent, l'assaillent comme un remords, le conduisent - l'âge aidant - à une forme discrète du désespoir.

"La montée des Accoules n'existe plus. Tous les paysages où j'ai vécu ont été effacés."
("La route de Bethléem", Manon la souricière)
"Les bars que j'ai fréquentés sont remplacés par des baraques en bois, d'où l'on peut contempler de mélancoliques travaux de voirie."
(Chansons pour accordéon, 1953, préface)

Il ne reconnaît plus, en 1953, le Brest de 1914 : "Il me serait impossible de retrouver ma propre présence dans le Brest actuel; là où Fanny de Lanninon buvait une bouteille de muscadet avec les gars de la Maistrance, l'ortie disjoint les pierres éparpillées sur le sol."
Montmartre même n'est pas épargné, en dépit des arrière-pensées touristiques :
"Je suis revenu, il n'y a pas si longtemps, pour inspecter d'un œil méfiant la rue du Chevalier de la Barre. Je craignais d'y retrouver un peu de la trace de mes pas. J'avais tort."
(Montmartre, 1946)
"Les hommes poussés par le sombre destin de leur race détruisent, bâtissent et regrettent finalement d'avoir détruit."

Lorsque la nuit descend sur les villes du progrès, le capitalisme triomphant signale sa mainmise par le déploiement de ses affiches au néon - ce que Pierre Mac Orlan appelle la "poésie du Haut-Commerce".
"La Lumière artificielle est à la publicité ce que le soleil est à la vie. ("De la publicité considérée comme un des beaux-arts", 1931). "C'est d'elle que naissent ces paysages fantastiques qui transforment les grandes villes du monde en spectacles nocturnes d'art."
La Fée Électricité est, mieux que la Tour Eiffel, symbole du progrès : elle fascina Pierre Mac Orlan comme, avant lui, un Jules Verne ou un Villiers de l'Isle-Adam.
" Tout le merveilleux qui séduisit nos ancêtres, et qui toujours les domina, naquit des incomparables bouleversements de la nature soumise aux multiples inventions de l'électricité qui, force libre, travaillait, comme on dit, pour son propre compte." ("La princesse servante", 1932).
L'électricité bouleverse le paysage des villes et leurs visages de nuit.
La lumière électrique ne chasse pas l'ombre : elle la crée. Elle lui donne le contour vague d'une menace chargée d'orages définitifs.

La prostituée londonienne de cette époque est promise au scalpel de Jack et à sa manière particulière de combattre les effets de l'alcoolisme. La femme coupée en morceaux est en effet un poncif macorlanien auquel aboutissent les inventaires du progrès.
" La chronique de Paris, durant les années qui suivirent l'Armistice, fut particulièrement peuplée de femmes coupées en morceaux. Je n'ai pas entendu dire que l'on ait retrouvé les coupables et, tout au moins, le nom des victimes." (Aux lumières de Paris, 1925)
La vie humaine, nous dit l'auteur, a perdu sa valeur sociale : c'est la facture, sournoise et officieuse, du progrès et de la guerre industrielle. La mégapole est un vaste recel de l'horreur.
Grosz qui fut, d'après son ami Mac Orlan, "le premier peintre" à comprendre "l'importance des détails décoratifs d'une grande ville, dans le goût maladif et immonde de certains hommes pour le sang humain. (Rhénanie)

La grande ville - pour Grosz, Brecht, ou Trakl -, c'est Babylone, l'Apocalypse, la Grande Prostituée des fins du monde. Pour Mac Orlan, la féerie des nuits citadines n'est que la " féerie de cloportes " dont la misère ouvre " toutes les portes de l'ombre et, au-delà de la nuit, toutes les portes de l'enfer que l'homme sait concevoir." (Le quai des brumes, 1927)
L'électricité n'abolit point la nuit, mais en circonscrit les contours.

 

À la périphérie des villes, dans un cadre presque rural mais bouleversé par sa présence, il y a l'usine, qui est une énorme machine fabriquant d'autres machines. Toutes sont soumises aux lois mathématiques de l'uniformité.

Mac Orlan est-il vraiment inspiré par la machine? Lors d'un voyage à Sochaux en 1934, il est plus attentif aux hommes et aux paysages qu'aux machines dont il doit, publicitairement, vanter les mérites : le lyrisme du travail, nous dit-il, est
"un des snobismes littéraires de notre temps". Pour lui, la beauté du travail n'apparaît que lorsque le travail s'arrête.

"Il ne me paraît pas humain de considérer la machine la plus extraordinaire comme une juste image de la forme contemporaine du travail. Derrière toute machine il y a un homme, et c'est la perfection de l'énergie, de l'habileté et de l'intelligence humaines qui permet à la machine de produire selon un rythme nécessaire et prévu".
Cet humanisme de bon ton est pourtant entamé par la puissance poétique de la machine.

"Le gémissement des fraiseuses, les chocs des marteaux, le ronronnement de l'électricité, le bruit de wagonnet, la forêt d'acier et de lianes de cuir."
L'usine et la machine sont à l'origine d'une poésie puissante qui provient de notre inculture technique, de notre méconnaissance des principes de leur organisation interne, des rouages précis de leur vie de machine, de leur profonde cohérence autonome.

Figée ou en mouvement, la machine est aussitôt détournée par une imagination qui l'appréhende de façon primitive et analogique pour la faire évoluer vers quelque beauté improbable et parfois terrifiante.
Les usines de la Société Générale de Fonderie fournissent le chauffage central Chappée, les appareils de cuisine Caloria ou les baignoires Sanit.

Mais la prose technique des prospectus ne saurait échapper longtemps à la poésie de la machine, ici emphatique. Le descriptif, l'informatif deviennent vite épiques : "Et c'est, toutes les 8 heures, la coulée magnifique auréolée de lumière. Le serpent de feu, docile, coule entre les chemins de sable qui lui ont été tracés."
L'humanisme de Pierre Mac Orlan devant les obiets du progrès technicien se décèle encore en 1953 avec un catalogue Peugeot dont l'illustration photographique est due à Robert Doisneau. La préface de Mac Orlan porte en effet un titre significatif : " Présence de la main ". C'est la main non la machine - qui est gardienne de la tradition.

L'usine de sang macorlanienne - illustrée par le crayon sans pitié de Bofa - ne détourne pas simplement le progrès, mais lui ouvre un horizon vampirique et futuriste que les actuelles banques de sang ne démentent pas vraiment.
La machine peut s'emballer ; elle peut sortir du cadre assigné par les lois et la sagesse humaine.

Le siècle pendant lequel Pierre Mac Orlan construit son œuvre est, plus qu'un autre, dominé par une inconcevable puissance de mort - parce que le progrès industriel autorise, justement, une quantité de souffrance nouvelle, inconnue
jusque-là dans l'histoire des hommes.

L'Utopie - sociale ou raciale - domine le siècle et, selon le jeu implacable des causes et des effets, des influences idéologiques et des emprunts tactiques, elle va faire de l'Europe l'endroit infernal des charniers et des décombres.

De cette révolution européenne, Pierre Mac Orlan est donc le contemporain inquiet. Et il le dit, dans ses ouvrages sur la guerre 1914-18, dans ses ouvrages inspirés par la Révolution russe : La cavalière Elsa, La Vénus internationale

Son prophétisme catastrophique a collé au siècle, par le hasard d'une enfance sans famille, d'une jeunesse misérable et d'une guerre atroce.

La Grande Guerre a profondément marqué Pierre Mac Orlan, qui s'en souviendra toujours, ici et là, dans ses œuvres. Il en tira une gloire très discrète, en dépit de l'assez grand nombre de livres que l'expérience directe du cataclysme lui inspira.
"Dans les tranchées, c'est la peur et l'hébétude qui se partagent les corps et les âmes dans l'odeur du sang et de la mort. Misère totale, indépassable, et qui n'est dérangée que par l'assaut, qui est une loterie hagarde. Le progrès incessant de la puissance de feu et la physique mystérieuse qui régit les rencontres des corps et des projectiles dans l'espace stratégique, sont les deux divinités qui trient les bons numéros des mauvais."

Pierre Dumarchey se bat à Morhange dans le 20ème Corps d'Armée, puis, lors de l'offensive d'Artois, à Neuville, Carency, Souchez, le Cabaret Rouge... Combats très durs, sur un front de 7 km, pour réduire le saillant entre Carency, Lorette, La Targette, Souchez. Le 1er juillet 1916, commence l'offensive de la Somme. Puis c'est la "route de Bapaume", et la "chance de la bonne blessure", blessure incapacitante mais non mutilante. Décoré de la Croix de Guerre avec citation qui fait mention de "missions très dangereuses" et de "grand courage", le soldat de 1ère classe Pierre Dumarchey est réformé le 8 décembre 1917.

La leçon que Mac Orlan tire de la guerre est ample et nuancée. Elle conforte, par l'expérience de la vie en commun et des périls partagés, cette grande affection qu'il montra toujours pour tous les soldats du monde, auxquels il donna la préséance morale et esthétique, dans la marche de l'Histoire, sur les ingénieurs dont ils ne sont que les cobayes glorieux.

Pour Mac Orlan, c'est l'aventure, non la préoccupation politique d'un gouvernement ou d'un état-major, qui fonde la justification mystérieuse de l'homme d'armes. C'est d'ailleurs pourquoi la Légion - qui mêle les nations dans ses rangs - trouve dans la conscience du poète un écho sentimental particulier : il la connaît bien et aime la dépeindre comme "un bloc de métal pur, sans une paille", une "force poétique" parce qu'elle n'a aucune patrie à servir - qu'elle-même.
"Un match d'un homme de soixante-dix kilos contre un obus de même poids est, sans discussion, une des inventions les plus sottes de notre temps. Toute la guerre de 1914 est établie sur ces proportions." (Petit manuel du parfait aventurier, 1920)
"On se demande par quelle aberration les hommes ont pu admettre qu'ils pouvaient garder des chances de succès en luttant contre un obus de 420 et toutes les promesses d'un avenir qui semble fécond." (Sous la croix blanche)
" On peut être, à la rigueur, fier d'un coup d'épée, on ne peut s'enorgueillir d'avoir été aplati comme une punaise." (Verdun, 1935)

Bref, la guerre moderne est une "monstrueuse divinité" et les grandes inventions "ne servent, en définitive, qu'à la perfection dans le meurtre." (Masques sur mesure, 1937 et 1965).
Et La petite cloche de Sorbonne (1959) sonnera le même tocsin allant jusqu'à confondre "l'apothéose de la cruauté scientifique" avec la "pestilence tenace du progrès humain".

Quelques chiffres en donneront une idée. La grosse pièce qui était située à Chuignes, près de Bray-sur-Somme, était une pièce de marine de 380.
Le nom de "Grosse Bertha" (Dicke Bertha) est donné par les Allemands, en hommage à Mme Krupp dont c'est le prénom, à une pièce de 420 qui tire des obus d'un quintal et a une portée de 10 km environ.
En 1914, dans la région de Coucy-le-Château, les Allemands utilisent une pièce de marine de 380, dont les obus pèsent 750 kg. Portée : de 35 à 40 km. Le tube mesure 17 m. En 1917, la portée du 380 atteint 62 km.
Les Français ne sont pas en reste, qui utilisent des obusiers de 520 tirant des projectiles de 1,6 tonne.

Mais on n'arrête pas le progrès : le 23 mars 1918, un nouveau canon allemand entre en action contre Paris. La pièce est située près de Crépy-en-Laonnois et porte à 120 km. Calibre 210, 34m de tube. Pour les Allemands, c'est le fameux "Pariser Canonen" – le "Paris Gun" des historiographes anglo-saxons -, dont on change le tube tous les 65 coups et qui se déplace sur rails. Le 29 mars 1918, un obus tombe sur l'église Saint-Gervais pendant l'office : le bilan est de 75 morts et 90 blessés…

Depuis, on a fait mieux : le 6 avril 1945, à Hiroshima, une seule bombe fera 140 000 morts. En 1946, Georges Grosz peint La Fosse, après la mort de sa mère sous une autre bombe américaine. Grosz y rend hommage au progrès en renouvelant les visions de Bosch et en actualisant Le triomphe de la mort de Bruegel : guerre, mort, chaos, enfer.

La Grande Guerre a lancé sur l'Europe sa durable malédiction technicienne qui donne au soldat sa puissance de mort accrue :"On tuait tout", écrit brutalement Mac Orlan dans son Bataillon de la mauvaise chance (1937), où son pessimisme devant le progrès se nourrit d'images insoutenables, de choses vues comme à travers les fissures d'un enfer réaliste : sur la route de Cléry, éclairée par un soleil lugubre d'automne, un vieux soldat marche avec d'étranges précautions : il tient à pleines mains "ses entrailles pour les empêcher de tomber par l'ouverture béante d'une blessure inimaginable."

Les "grands cataclysmes de la nature" que sont les révolutions constituent comme "un résultat collectif des espoirs pervers de l'humanité".
Le mythe de la Cité idéale peut enfin recourir, pour s'incarner, à des moyens plus subtils, dus aux plus récents développements de la science psychologique. Les réfractaires seront alors traités comme le chien de Pavlov et normalisés de l'intérieur. Les prisons et les camps seront baptisés du beau nom d'asiles - et le nouveau démiurge ne sera plus chirurgien mais psychiatre - tel le Mujina de La clique du Café Brebis, esprit médiocre et confus, néanmoins directeur "d'un Institut de rééducation intellectuelle".

L'automobile est une machine bien particulière. Pour des raisons qui tiennent à son prix, aux services parfois quotidiens qu'elle rend, à son esthétique choisie, son achat, aujourd'hui comme hier, est un évènement dans la vie d'une famille. Elle fait d'ailleurs partie de la famille, on s'y attache par un lot non négligeable d'émotions et sa photographie rythme des souvenirs collectifs datés.

Les textes consacrés par Pierre Mac Orlan à la publicité automobile sont marqués au coin d'une sympathie bonhomme qui connaît peu de réserves.

"Alfred : Vie sentimentale et honnête d'une conduite intérieure bleu azur", sorte d'autobiographie mécanique, écrite à la gloire des huiles Purfina. L'héroïne est une jeune automobile modèle 1926. Alfred n'est pas une "bagnole", c'est une vraie voiture qui aime son maître, lequel, heureusement, conduit bien.
"Je vis des voitures mortes sur le revers des fossés, au pied des arbres, entre les deux barrières d'un passage à niveau. L'une d'elle palpitait encore, elle était toute chaude et son moteur battait au ralenti comme un cœur malade."
Pierre Mac Orlan, lorsqu'il salue aimablement le progrès, ne peut s'empêcher d'en rappeler le risque et l'inconvénient. La fatuité des voitures crâneuses est d'ailleurs la plaie de la route et la pourvoyeuse des accidents mortels. Mais après tout ce n'est pas leur faute; c'est la faute de leurs maîtres, ces mauvais maîtres qui leur font croire qu'elles sont d'essence divine.

L'automobile peut être hautement esthétique.

La Peugeot 201 figure en bonne place, dans les souvenirs photographiques de Pierre Mac Orlan, aux côtés de son héritière, la 301, et de la mythique 402, au dessin surprenant.

Si Pierre Mac Orlan ne dédaigne pas les autres marques comme cette superbe Hotchkiss décapotable qui pose au col du Tourmalet pour le Tour de France de 1934 -, Peugeot est sa marque d'attache. C'est en 1934 qu'il se rend à Montbéliard et à Sochaux pour écrire "Usines et paysages" à la gloire de la Société Peugeot Frères... Tout comme Alfred, sa 301 de l'époque est "personnalisée" et même humanisée.

Dans les années 1930, en échange de divers textes publicitaires destinés à Peugeot revue, Mac Orlan a conclu un accord avec Jean Vallée, directeur des services de publicité de la firme, lui accordant chaque année une Peugeot neuve, avec reprise de la précédente: le progrès, dans ces conditions, est aimable...

En 1936, Peugeot lance sa 402, caractérisée par une ligne futuriste dite "Fuseau Sochaux" et par une mécanique moderne. La 402 est considérée par les connaisseurs comme la plus originale de toutes les automobiles Peugeot - et elle le restera, pour maint graphiste nostalgique. Capable d'atteindre 120 km à l'heure, une version légère en sera bientôt proposée afin d'accroître encore cette performance. Quant à la 203, très prisée aussi des collectionneurs et que Pierre Mac Orlan photographie lui-même devant sa maison de Saint-Cyr-sur-Morin, elle apparaît au Salon de 1949, où elle fait sensation, sous la forme d'une berline à toit ouvrant. Elle sera plus tard déclinée en coupé, en cabriolet (magnifique), en break.

La vitesse accomplit ses propres miracles...
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La vitesse, c'est le moment précis où le paysage chavire, où les arbres
fuient horizontalement, où la route s'enroule sous soi comme un ruban
autour d'une bobine... C'est le vertige au milieu du silence. Rien ne vient
entraver la puissante extase."

L'accident, lui, est sérieux :
" La Bête, gorgée d'essence, chauffe au soleil ses quatre pneus gonflés, mais un peu mous. Son cœur bat faiblement au ralenti. Autour d'elle les différents personnages qui composent une famille normale s'empressent et casent au petit bonheur des valises dans tous les coins inoccupés. Le père est un homme qui n'inspire rien de tragique.
Dans l'ombre de la voiture on ne peut deviner une présence toute puissante. Ceux qui possèdent une automobile ne peuvent jamais s'apercevoir de cette présence. C'est le rosaire le plus précieux de cette danse macabre, c'est encore la mort attentive et serviable. Elle prend place à côté de l'homme qui tient le volant, se multiplie sur la route en mille apparences identiques à la première. Mille apparences inspiratrices du capotage, de l'éclatement de pneumatiques et de ce très léger engourdissement que la vitesse communique aux sanguins.
La mort, pour celui qui tient en main sa destinée et celle des autres, apparaît et grandit comme la petite aiguille indicatrice de vitesse s'affole sur le cadran. Quelques corbeaux, au bord de la route, l'ont entendu. Ils le disent aux merles, aux pies et aux freux assemblés.
Un grand silence immobilise les vibrations sur la campagne. Le soleil donne à ce fait divers une splendeur particulière. Tous les hommes de l'auto sont morts. Celle-ci, couchée le long du fossé, fait entendre discrètement le ronflement de son moteur intact. Au loin, une petite charrette, au bas de la côte, s'avance tout doucement comme une mouche sans ailes."
("Vitesse", Danse macabre, Simon Kra, 1927)

Et puis ! - il y a toujours cette pollution, dont se moque encore le génie de Bofa. Elle annonce - masque à gaz et du destin - d'autres catastrophes, autrement perfectionnées, du progrès.

 

Il arrive bien évidemment, que derrière la publicité, l'objet s'impose par son utilité indiscutable et sa beauté fonctionnelle. Lorsque nous achetons un objet de confort domestique, sa beauté est, de plus en  plus un argument d'achat qui sert à départager les marques concurrentes : téléphone, chaîne stéréo, télévision - et même le frigidaire ou le simple mixeur dont la couleur et la forme sont susceptibles de s'adapter plus ou moins parfaitement à l'ambiance d'une cuisine. Les objets ont une âme, du moins tant qu'ils nous servent et nous agréent, et tant qu'ils ne sont pas rendus obsolètes par la farouche rivalité des firmes. J'ai dit quelle aliénation guettait leur usager : un objet en panne peut entraîner un moral pluvieux. Je tiendrai ici un propos plus optimiste sur l'utilité des objets et sur cette poésie secrète qu'ils possèdent virtuellement, et dont Pierre Mac Orlan possédait, lui, la sensibilité.
"Toute l'histoire de l'humanité tient dans le mot confort : c'est-à-dire l'amélioration continuelle des quatre éléments que l'homme tente, chaque jour d'asservir à l'entretien de son bien-être".

C'est bien sous l'angle du progrès domestique que les acquis technologiques nous semblent les plus plaisants et les moins nuisibles.

"Entre un homme du 1er siècle et un homme du 18ème siècle, la différence n'était pas très grande : les distances à parcourir exigeaient le même temps, l'espérance moyenne de vie était peu ou prou la même.  La médecine, le moteur à explosion, presque contemporains, bouleversèrent ces données millénaires - et l'électricité fut plus révolutionnaire que le marxisme. Elle remplace à la fois, la lampe à huile, le bois et la tourbe. Le règne du fil de laiton est à notre confort ce que les nerfs et les veines sont au fonctionnement de notre corps."

La plus copieuse contribution de Pierre Mac Orlan au commerce et du luxe est un livre consacré au magasin "Le Printemps", daté de 1930, s'ouvrant sur cet aveu : "Ce livre est nettement dédié à la publicité".
Mac Orlan voit à la fois une forme de littérature rentable et donc à cultiver et surtout un nouvel espace qui permet une poésie adaptée.

C'est qu'on trouve tout au "Printemps" : alimentation, layettes, habits de cérémonie, phonographes trapus, livres... Aboutissement des routes du monde, le "Printemps" est aussi celui de l'histoire de l'humanité, c'est-à-dire de la Tentation.
L'ouvrage de Pierre Mac Orlan a un double intérêt, documentaire et poétique.

Mac Orlan est très attentif aux mannequins de cire :
"Ces filles dorées et argentées dont le corps et le visage sont parfois recouverts de d'une résille noire, apparaissent entre les images d'un rêve composé de soie, de lamé d'argent ou de crêpe Georgette."

Le poète imagine volontiers ces mannequins la nuit :
"Une vie fantastique doit animer l'énorme vaisseau devenu trop sonore"

Mac Orlan se prête à l'enthousiasme du luxe ; il ne se donne pas. Dans son sacre publicitaire du "Printemps", l'artiste laisse entendre sa note discordante - au moins son bémol. Derrière l'éloge du "perfectionnement incessant du meuble, du vêtement et de l'esthétique du corps humain" reparaît la sempiternelle restriction mentale mélancolique et inquiète qui constitue le point d'ancrage de l'imaginaire macorlanien.

Il ne prédispose plus à l'aventure et à ses périls physiques, au moins ses inconforts ; il semble même l'interdire, pour des raisons très évidentes et contraignantes. L'âge mûr apprécie la sécurité de la lumière et de la chaleur, et de l'obéissance merveilleuse à laquelle l'homme a contraint les quatre éléments de l'antique physique, celle qui s'avère dans la fréquentation rassurante et paisible d'une cuisine, d'une salle de bains ou d'une chambre à coucher pourvues des derniers éléments du confort.

Le catalogue "Confort 1931" écrit, entre autres, par Pierre Mac Orlan pour la Société Générale de Fonderie s'ouvre sur des images de sommeil enfantin, d'hygiène corporelle, de température idéale...

La dramatisation de l'emphase publicitaire est gênante. Ce fantastique est plus inquiétant que rassurant : la cuisine, lieu domestique où s'élaborent la survie familiale et les délices du palais, peut elle-même se révéler un lieu de désastre.

"Le fantastique social de notre époque est le produit de la grande aventure industrielle".
"Nous vivons une époque trouble et les derniers objets de la technique qui trônent en bonne place dans le temple du progrès - le phonographe l'appareil de prises de vues - apportent un nouveau témoignage du génie de l'homme, mais ce témoignage ne sert qu'à rendre l'ombre plus épaisse. Les lumières de la ru Pigalle donnent à la nuit un attrait qui n'est pas sensuel, mais inquiétant."

L'objet du confort quotidien - neutre ou surprenant de beauté - pourrait bien enrichir encore la chronique criminelle, comme la tristement célèbre cuisinière de Landru : idée foncièrement macorlanienne.

Le "fantastique social" macorlanien, c'est le progrès industriel dans ces villes en perpétuelle croissance où s'entassent les foules. Ce sont surtout les marges dangereuses de ces villes - hantées par le fantôme de Jésus la Caille ou quelque monstre innommable. Le phonographe, la radio, sont bonnes conductrices de cette atmosphère poétique et trouble.
Les chansons que Mac Orlan écrit - il a 60 ans - et qu'il délègue aux "conserveries" et studios parisiens lui reviennent, au cœur de son monde rural de Saint-Cyr, "fraîches comme le poisson dans un train de marée". Elles se coulent, avec leurs légendes de Belleville et de Ménilmontant et les souvenirs des Docks de Londres,  le long des rives du Morin, de ses bois et de ses prairies mélancoliques. Ainsi, en tournant un bouton en plastique, on installe Paris à la campagne - Paris où, "chaque nuit, crépite la chevelure bleue de la T.S.F."... Prague, Berlin ou Barcelone arrivent à Saint-Cyr par le geste d'un doigt, portés par la théorie modeste des poteaux et des fils sur lesquels les corbeaux taciturnes vont aux nouvelles.

Mac Orlan aima la photographie, qu'il pratiqua lui-même. Il travailla avec les plus grands artistes photographes de son temps : Willy Ronis, Robert Doisneau, Bovis, Kertèsz, Berenice Abbott, Atget, Germaine Krull. Il eut une conscience aigüe de de la valeur sociologique de la photo, qu'il distingue de sa valeur plastique, authentique création.

Chez Pierre Mac Orlan, la société industrielle et son inquiétude aboutissent presque toujours à un corps fragmenté.

Comme l'idiot mythique, comme Jack dans sa démence brumeuse, la photographie révèle une certaine dilection pour le dépeçage. Elle choisit dans le réel, elle coupe et découpe dans le vif de son sujet. Comme le dit Mac Orlan, elle est "instantané de mort".

le cinéma est une sorte de parabole du progrès esthétique, le résumé des arts. C'est d'abord, la photo en mouvement : à ce qu'elle fige, il donne toute son aire temporelle et donc existentielle.
C'est l'illusion presque parfaite de la réalité.

ce qui l'obsède toujours : la pérennité d'une violence inchangée dont l'outil du progrès est l'instrument complice. Il est lucide, pourtant, quand il énumère (avec humour) les éléments du romantisme de l'entre-deux guerres qui sont aussi bien les éléments de son propre "fantastique social" :
1. Les lumières (avec association d'idées sur le dévergondage) ; 
2. La misère, pittoresque, du "peuple de l'ombre" ;
3. Les filles "cérébrales et lettrées" (une projection du génie ?) ;
4. "Le vent, la pluie, la disparition du soleil en France" ;
5. Les écarts de la sensualité (voir 1.) ; 
7. Le mysticisme (adoration du sou percé, du chiffre 7, etc.) - en quoi Mac Orlan est voisin de Breton et des surréalistes ;
8. "La campagne immobilisée sous son aspect de guerre"
9. La dépréciation du mot "mort" (aspect moral - et pénal - de la doctrine esthétique : à considérer avec le plus grand sérieux) ;
10. La peur (bien sûr) ; 
11. La vitesse : 24 images/seconde !

En 1924, il écrit le scénario de L'inhumaine de Marcel L'Herbier. le film est un manifeste art-déco qui vaut essentiellement pour le décor de Léger et la musique de Darius Milhaud. Le roman La Bandera inspire un film de Julien Duvivier en 1935, avec jean Gabin, Robert Le Vigan, Pierre Renoir, (dans le rôle du capitaine Weller), Annabella (Aïsha). Un des films "marquants du cinéma français des années 30".

Le Quai des Brumes de Marcel Carné, sorti en 1938, est moins fidèle. La Butte est transposée au Havre - alors que le film est tourné à Joinville-le-Pont ! jean Rabe est égal à lui-même, auquel Jean Gabin prête son talent rustique - mais le Lapin Agile ne se reconnaît guère dans la baraque de planches du Père Panama. Michèle Morgan est Nelly. Elle a de beaux yeux. Michel Simon est Zabel et Robert Le Vigan interprète le peintre Krauss. carné essaie de respecter l'atmosphère du roman. Film important, manifeste du réalisme poétique, il fait partie d'une certaine culture populaire datée par la célébrité de ses répliques.

La dernière adaptation mémorable de Mac Orlan au cinéma est sa Marguerite de la Nuit, par Claude Autant-Lara, en 1956.
"Marguerite de la Nuit n'est rien moins que le Faust de Pierre Mac Orlan, reconduit dans le Pigalle des années 20".
Un vieillard nommé Faust s'aperçoit qu'il n' pas eu son lot de plaisir et d'amour. Il tombe amoureux d'une jeune prostituée de Pigalle, Marguerite. Un proxénète, M. Léon, lui propose une nouvelle jeunesse en échange de son âme. Faust accepte et, devenu un joli jeune homme modèle 1920, il séduit sans peine Marguerite. Le temps passe vite et Faust est d'autant plus préoccupé par les clauses de ce pacte passé avec Satan que Marguerite le lasse. A-t-il fait le bon choix ? Sachant qu'il pourra échapper à l''Enfer si quelqu'un accepte - par miracle -d'endosser sa traite, il n'aura de cesse de faire signer Marguerite. Celle-ci accepte enfin par amour, pour sauver celui qu'elle aime... 

Belle histoire, la seule histoire d'amour que Mac Orlan ait écrite.
Le mythe littéraire de Faust se fond dans un mythe beaucoup plus ample qui reflète notre destin tragiquement borné et le non-dit de la Science et du Progrès majuscule : c'est le rajeunissement à tout prix, infernal, c'est le mythe très ancien de la Fontaine de Jouvence.

Par-delà les mythes païens de la Fontaine de Jouvence et des Îles Fortunées - celles-là mêmes qui constituent l'argument, souvent honnête des voyagistes -, par-delà la longue théorie des problèmes soulevés par l'idée du progrès - ce progrès qui nous donnera à tous, c'est sûr, la "beauté du Diable" : cette moralité, qui n'est qu'une hypothèse, nous renvoie encore et pour un temps indéterminé au plus traditionnel et raffiné des arts, je veux dire : la littérature.

 

 

 

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